Depuis la vie
À ce stade, plus personne n’est surpris par la succession de paroles, d’actes et d’omissions qui, chaque jour, portent atteinte à la dignité humaine dans ce monde que nous partageons. Certaines surviennent dans notre entourage immédiat, tandis que d’autres franchissent les frontières. Ces situations sont devenues si courantes qu’elles finissent par nous sembler familières, comme ces séries télévisées qui s’éternisent, se réinventant à chaque saison avec de nouveaux personnages et décors, mais dont le contenu essentiel change à peine.
En effet, sans trop réfléchir, il serait facile d’énumérer en quelques minutes une bonne quantité d’épisodes de violence. Qui ne connaît quelqu’un qui a subi des abus ou des mauvais traitements ? Qui n’est pas informé de tragédies, comme celles qui se produisent à Gaza, qui anéantissent la vie de personnes innocentes ? Qui ne s’est pas rendu compte de la dégradation systématique de notre planète ?
La liste serait aussi longue qu’incomplète, car le sujet semble insatiable. Il faut aussi considérer que la violence est entreprenante et ambitieuse, au point de se légitimer elle-même dans les domaines politique, économique, voire dans les espaces les plus intimes et pieux. C’est ce que connaissent bien, entre autres, les migrants qui vivent dans la peur d’être expulsés – combien en Europe et en Amérique du Nord ! – ou les victimes de ceux qui abusent de leur pouvoir, y compris dans l’Église, pour nuire aux plus vulnérables. Même si la violence peut se camoufler sous un doux slogan “c’est pour ton bien”, “parce que je t’aime”, “pour le bien de tous” ou “pour ton salut”, la réalité est qu’elle agit comme une liane qui s’étend et étouffe.
Depuis la Parole
Mais tout cela, quel rapport avec la solennité que nous célébrons ? Peut-être parce que les scènes de Notre Seigneur qui enracinent le plus profondément notre dévotion à son Cœur se déroulent dans des contextes marqués par l’injustice et la violence, comme ceux de sa Passion. De même, ces scènes ont lieu dans des environnements marqués par le mépris et l’ingratitude à son égard et à l’égard de son message tout au long de l’histoire, comme Il l’a lui-même révélé à sainte Marguerite-Marie Alacoque. Cependant, son Cœur embrasse toujours tous les temps, même les plus difficiles et sombres pour l’humanité.
Tout indique, sans aucun doute, que nous vivons des temps du Cœur de Jésus. Des temps comme ceux qu’a connus un malfaiteur au Golgotha, une humble religieuse dans un monastère de la campagne française, et chaque jour, les gens les plus simples qui, en toute circonstance, prononcent sincèrement : « Cœur de Jésus, j’ai confiance en Toi. »
C’est ce Cœur qui nous pousse à rester vigilants, à savoir regarder sans nous replier sur nous-mêmes, pour comprendre ce qui se passe autour de nous. Il nous invite à discerner comment nous engager et où nous situer pour contribuer, comme le fit un Samaritain, à ce que notre maison commune soit plus partagée et mieux soignée.
L’un des regards les plus émouvants de Jésus – et tu t’en souviens sûrement d’autres – eut lieu alors qu’il montait vers Jérusalem par le mont des Oliviers. Il était accompagné de l’enthousiasme naïf de ses disciples et du mécontentement habituel des pharisiens. À un moment donné, il s’arrêta devant un panorama qui le bouleversa profondément :
Quand il fut proche, à la vue de la ville, il pleura sur elle, en disant : « Si toi aussi, en ce jour, tu avais compris le message de paix ! » (Lc 19,41-42)
L’Évangile ne cache pas les sentiments de Jésus envers Jérusalem, la ville aimée[1]. Il y voyait une ville insatisfaite, soumise à un pouvoir étranger, pleine de disputes entre ceux qui se croyaient plus religieux que les autres, mais qui étaient en réalité prisonniers de leurs propres préjugés.
Depuis la montagne, il contemplait une ville méfiante, marquée par des discriminations envers nombre de ses propres habitants. Une ville bruyante et en même temps sourde, qui attendait plus un messie complaisant que l’arrivée d’un serviteur souffrant, ami de tous, aimé du Père et passionné par son Royaume.
Ceux qui ont le mieux accompagné Jésus ce jour-là furent ceux qui étaient en marge de la ville, ceux qui ne s’en sentaient pas membres : ses disciples et les gens simples. Dans sa proximité et sur son chemin, ils trouvèrent une raison de joie et d’espérance. La ville, en revanche, se demandait étonnée : « Qui est celui-ci ? » (Mt 21,10)
Les habitants n’ont pas réussi à comprendre la portée de sa venue, une visite qui était un véritable kairós (Lc 19,46), ce temps de grâce et opportunité unique, car c’était Dieu lui-même qui, en la personne de son Fils, montait à Jérusalem.
Conscient de sa mission, Jésus ne renonça pas. Il entra dans la ville comme le berger qui cherche la brebis égarée, incapable de se libérer des murs qui l’enferment. Soutenu par la fidélité amoureuse du Père et porté par la ferveur des plus humbles, son désir était de la trouver, de soulager ses blessures, de la charger sur ses épaules et de la conduire là où se trouve la vraie vie. La brebis tant désirée n’était autre que cette même ville.
Cependant, elle ne voulut pas comprendre que cette visite humble représentait pour elle un espoir. Sa réponse, malheureusement, comme tant d’autres fois, fut une croix lourde. Dans le bois qui la constituait, la ville a concentré sa résistance, sa colère, sa peur et son refus d’être transformée par un serviteur sans défense qui ne voulait que parler à son cœur, « au cœur de Jérusalem » (Is 40,2), pour lui apporter consolation et bonne nouvelle.
Face à tant de désamour, la réponse de Dieu fut la même, une autre croix, mais de vie : la sienne propre, celle qu’il aimait le plus, la croix aux bras ouverts et aux jambes blessées de son Fils. Une croix vivante et réparatrice parce qu’elle aime et pardonne. Une croix avec un Cœur. C’est pourquoi, de cette croix, la réponse qui jaillit vers le bras qui la frappe est du sang et de l’eau, prémices d’une vie nouvelle.
De cette même source naît aussi une brèche, ouverte sans colère, décidée et irréversible, pour fissurer les murs de haine de cette ville et de toute autre ville semblable. S’ouvrent alors des horizons annoncés depuis longtemps pour ceux qui contemplent la scène : pour Marie et le disciple, la communauté nouvelle ; pour le malfaiteur, le Paradis inespéré ; pour les soldats, la fin de l’idolâtrie. Mais s’ouvrent aussi des horizons pour ceux qui accueillent le témoignage de celui qui a vu tout cela, « afin que vous aussi, vous croyiez » (Jn 19,35).
Depuis le charisme
Dans l’Église, nous aussi avons été appelés à faire partie de cette communauté de témoins, pour que « la ville » croie. Le charisme que nous partageons nous oriente et nous engage dans cette mission. C’est ce que nous avons voulu réaffirmer avec le slogan qui nous a inspirés lors du dernier Chapitre général : « Appelés à être un dans un monde en transformation. “Afin que le monde croie” (Jn 17,21) ». Dans nos communautés, dans nos familles, là où nous sommes, nous aspirons à être des témoins audacieux et crédibles du Côté transpercé, du Cœur ouvert qui aime tant cette humanité blessée (cf. Cst 4).
Nous sommes aussi inspirés par le P. Dehon, qui, avec un cœur de disciple, ne cessait de s’émerveiller et de supplier devant tant d’amour donné : « Je commence, ô bon Maître, à comprendre l’amour que je dois à mon Dieu, aide-moi[2]. »
De notre point de vue, comment pouvons-nous favoriser et témoigner de manière plus cohérente, en esprit et en vérité, que nous comprenons cet amour ? Les Constitutions SCJ nous interpellent à ce sujet. Il peut sembler inhabituel qu’elles nous posent des questions concrètes alors que, d’un tel texte, on attendrait plutôt des réponses. Il n’y en a que deux, mais elles sont sans aucun doute essentielles. Peut-être sont-elles là pour nous maintenir dans un dialogue ouvert et indispensable avec la nouveauté permanente du charisme et de l’Évangile.
Les deux se trouvent dans la deuxième partie des Constitutions, intitulée : « À la suite du Christ ». La première figure dans la section « Avec le Christ, au service du Royaume » (nn. 9-39), qui inspire particulièrement le Jubilé Dehonien[3] :
Nous vivons notre union au Christ par notre disponibilité et notre amour pour tous,
en particulier pour les humbles et ceux qui souffrent.En effet, comment comprendre l’amour que le Christ nous porte, sinon en aimant comme lui, en actes et en vérité ? (Cst 18)
La seconde question figure dans la section suivante, « Pour continuer la communauté des disciples » (nn. 40-85) :
Imparfaits, certes, comme tout chrétien, nous voulons néanmoins créer un environnement qui favorise le progrès spirituel de chacun.
Comment y parvenir, sinon en approfondissant dans le Seigneur nos relations, même les plus ordinaires,avec chacun de nos frères ? (Cst 64)
Ces questions peuvent être comparées aux mouvements de systole et de diastole du cœur. S’ils n’avaient pas lieu, il n’y aurait pas de vie. Si nous l’acceptons ainsi, la réponse que nous donnons à chacune d’elles nous donnera un aperçu de l’état de santé de notre vocation, de notre fraternité et de notre apostolat. Cet exercice nous aidera à connaître nos coordonnées vitales pour savoir à quelle distance nous nous trouvons du Cœur du Christ et de nos frères. Sommes-nous éloignés, comme ceux dans la ville qui se demandaient « Qui est celui-ci ? », ou proches, comme les simples qui pouvaient sentir les battements de celui qui marchait au milieu d’eux ?
Des battements du Cœur de Jésus, des battements de frère, comme les comprenait notre Vénérable P. Dehon, qui n’hésita jamais à le suivre avec confiance toute sa vie durant :
« Le Verbe, Fils de Dieu premier-né, est mon frère aîné, mon grand frère, et combien aimant, combien dévoué ! Il s’est fait homme pour être encore plus intimement mon frère, pour me sauver du naufrage, pour souffrir et mourir pour moi. J’aime mon grand frère, je veux l’écouter, le suivre, l’imiter, je veux vivre avec lui toujours[4]. »
Nous avons voulu nous en souvenir dans le slogan du Jubilé Dehonien : « Par Lui je vis : c’est le Christ qui vit en moi. ». Telle est la grâce que nous souhaitons pour chacun de nous, afin que nous sachions nous laisser émouvoir par le Cœur du Sauveur, qui nous rapproche des réalités complexes des relations humaines, dans la communauté, dans la famille, aux quatre coins du monde, avec des yeux de bonté et de miséricorde. Que nous sommes reconnaissants pour le témoignage de ceux qui l’ont compris ainsi et qui s’avancent, comme Jésus à Jérusalem, pour allumer une espérance nouvelle.
Que le Seigneur bénisse ceux qui agissent ainsi : les religieux, les laïcs dehoniens et tant de collaborateurs qui pénètrent dans les immenses camps de réfugiés de Corrane (nord du Mozambique) et de Mahagi (nord-est de la R.D. du Congo) pour soutenir leur dignité ; ceux qui, à Irpin (Ukraine), apportent réconfort et nourriture aux personnes âgées chez elles ; ceux qui, à Kasanag (Philippines), ont entendu les pleurs des jeunes filles maltraitées ; ceux qui, dans la Communauté Bethânia (Brésil), accueillent hommes et femmes victimes de dépendances toxiques ; ceux qui, à Zagreb (Croatie), ouvrent les portes pour que, jour et nuit, l’Eucharistie soit adorée ; les jeunes et les volontaires européens qui se mettent en route pour construire des ponts d’amitié et de solidarité en divers lieux ; ceux qui, depuis Settimana News à Bologne (Italie), tissent des réseaux et ouvrent des perspectives pour penser et comprendre notre époque ; ceux qui, à Milwaukee et à Toronto (Amérique du Nord), élèvent la voix et accompagnent les migrants ; ceux qui, à Pamulang Timur (Indonésie), construisent des espaces de coexistence entre cultures et religions… Tous et chacun d’eux ouvrent des brèches d’espérance et de vie !
Et la liste pourrait continuer, car ce Cœur que nous célébrons déborde de richesses, et parce qu’ils sont nombreux ceux qui répondent de tout cœur à la question que Jésus, un jour, fit surgir du fond de lui-même à ses disciples stupéfaits : « Comprenez-vous ce que je viens de faire pour vous ? » (Jn 13,12).
À tous, une joyeuse fête du Sacré-Cœur de Jésus.
En Lui, fraternellement
P. Carlos Luis Suárez Codorniú, scj
Supérieur Général et son Conseil
[1] Papa Francisco, «Dilexit nos», 45.
[2] Léon Dehon, De la vie d’amour envers le Sacré Cœur de Jésus. Trente-trois méditations pouvant servir pour le Mois du Sacré-Cœur (1901).
https://www.dehondocsoriginals.org/pubblicati/OSP/VAM/OSP-VAM-0002-0004-8060204?ch=170
[3] Cf. «C’est pour Lui que je vis : le Christ vit en moi» (Ga 2, 20). Lettre au début du centenaire de la mort du Père Dehon et en préparation du 150e anniversaire de la fondation de la Congrégation, Bruxelles, 12 août 2024.
[4] https://www.dehondocsoriginals.org/pubblicati/JRN/NQT/JRN-NQT-0005-0040-0053103?ch=85