11 octobre 2021
11 oct. 2021

Où est ton frère ? Le risque de la fraternité

La violence actuelle n'est-elle pas une castration de la soif de fraternité ? Il est donc nécessaire de répondre sainement à la violence actuelle, qui est un signe de déclin existentiel, avec le risque nécessaire de la fraternité.

par  Daniel Kouobou scj

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La recrudescence actuelle de la violence dans le monde en général et particulièrement au Cameroun, avec un accent mis sur la violence juvénile, même en milieu scolaire, témoigne certainement du jaillissement progressif d’une société marquée par les frustrations. L’espérance semble donc avoir cédé sa place au désespoir, progressivement transformé en indifférence généralisée[1] : on dirait que vivre n’est rien d’autre qu’occuper un espace et un temps incertains. Si désormais l’on peut tuer l’autre sans gêne ni remords, si l’on peut vendre les ossements des morts et les organes des vivants, à qui on ôte froidement la vie pour se rêver un horizon de richesse mal acquise, sans peur ni regret, c’est dire que le visage de l’être humain, créé à l’image et selon la ressemblance de Dieu (Gn 1, 26), disparait de nos sociétés pour donner place à une zombification sociale et à une société vampirisée, qui laisse penser que toute personne n’est qu’un masque d’une criminalité en ébullition. Cette tragique réalité remet en question le sens de la fraternité et sa dimension réelle dans l’existence de chacun d’entre nous. Ainsi, plus que jamais, la question de Dieu à Caïn doit résonner au fond de notre conscience : «où est ton frère ?» (Gn 4, 9). Cette interrogation nous engage dans une spirale d’autres questions : peut-on tuer son frère si l’on contemple dans son visage la lumière de notre propre humanité ? Peut-on profaner la tombe des morts et vendre leurs ossements si l’on se souvient qu’ils étaient comme nous hier et que nous serons comme eux demain ? Peut-on vouloir grandir socialement en « suçant le sang » de l’autre, c’est-à-dire, en œuvrant pour sa chute ? L’autre n’est-il pas un trésor indispensable pour une meilleure compréhension et expression de soi ?

Ces questions et bien d’autres nous donnent de contempler vers quel enfer nous nous dirigeons si nous ne prenons pas le risque de construire une véritable fraternité. Il nous faut passer d’une récitation presque mécanique de la création de l’homme à l’image de Dieu vers une contemplation de cette image en l’autre : nul ne détient en lui la plénitude de l’image de Dieu, en chacun de nous se trouve une portion de cette image afin qu’ensemble nous puissions cheminer vers sa ressemblance. Si le plan de l’espace-temps dans lequel nous nous situons actuellement, nous offre plutôt un tableau sombre d’une anti-humanisation, nous devons considérer cela comme une invitation à nous situer, rapidement, sur le plan d’un ailleurs-temps qui réveille en nous notre désir le plus profond : être comme être avec les autres et pour les autres. L’expérience du vide existentiel sans cesse croissante dans nos sociétés, marquées par les frustrations, doit être éduquée pour ne pas s’engouffrer dans la violence sous toutes ses formes. Dans ce processus d’humanisation, il faut accueillir joyeusement l’expérience du manque, qui ouvre infiniment notre désir à la relation, au contact avec ce lieu du continuel renouveau qui étanche notre manque[2] sans le supprimer, l’ouvrant sans cesse à une intimité plus grandissante et plus humanisante : cette soif devient progressivement source de vie et d’harmonie. Les violences actuelles ne sont-elles pas une castration de la soif de fraternité ? La zombification sociale actuelle, hormis son animosité, est le cri mal orienté d’un désir de proximité : il n’y a pas meurtre sans proximité fusse-t-elle uniquement physique, émotionnelle ou d’intérêt, car même dans le crime, l’on affirme indirectement n’être rien sans l’autre. Il faut donc répondre sainement aux violences actuelles, signe d’un déclin existentiel, par le risque nécessaire de la fraternité.

La fraternité : une réalité à construire

La soif de la fraternité est une réalité inaliénable, qui dans le contexte socio-ecclésial actuel revêt un désir profond de proximité. Si le confinement et la quarantaine, imposés par la pandémie du COVID-19 pour des raisons sanitaires, nous ont fait mieux ressentir encore l’importance de la présence physique et affective de l’autre à nos côtés, la véritable fraternité est un grand chantier humain. En effet, si elle était une réalité naturelle acquise une fois pour toute, on n’assisterait pas, paradoxalement, à une montée exponentielle de la violence au moment où le COVID-19 nous fait mieux ressentir l’importance de la présence de l’autre et l’urgence des efforts conjugués pour mieux sortir de cette crise sanitaire. Il est donc clair que le passage d’une culture fratricide vers une fraternité universelle ne se fait pas par des discours politiquement ou religieusement corrects, mais prend source dans une redécouverte du sens originel de l’existence de l’autre et de la justice sociale, socle d’une harmonie de vie en société.

L’histoire de Caïn et Abel (Gn 4, 1-16), en tentant d’expliquer l’origine du fratricide, nous donne de comprendre que la fraternité ne s’origine pas dans les liens de sang, mais dans la qualité des relations que nous tissons entre nous au quotidien. Ceci est d’autant plus clair que cette histoire nous révèle que la frontière qui sépare la fraternité du fratricide est une fine membrane entourée de jalousie et d’esprit de comparaison. C’est pourquoi, il n’y a pas de fraternité sans unicité de l’être et sans un sens profond d’incomplétude de chaque individu : je ne suis moi-même qu’en présence de l’autre et par l’autre. Se laisser consommer à la table de la communion fraternelle implique que chacun de nous se refuse de tomber dans une dictature existentielle où l’on pense être le «dieu» des autres, et accepte de faire certains sacrifices pour un plus grand bien qu’est la communion. Caïn tue son frère parce que l’offrande de ce dernier a été agréée par Dieu au détriment du sien. Savoir que l’autre est plus en vue que nous peut nous plonger soit dans une colère criminelle ou nous introduire dans une interrogation qui nous aide à changer et devenir meilleur. On peut ainsi passer d’une jalousie fratricide à une joie fraternelle, dans laquelle le talent et la réussite de l’autre deviennent le moteur de ma réussite et la lumière qui m’ouvre sur l’unicité de mon existence. Cette capacité d’intériorisation marque la différence nette entre l’homme, qui grandit sans cesse en humanité, et l’homme-zombi ou vampire, qui vit de la destruction de l’autre, lui-même ayant déjà perdu son humanité, même s’il peut toujours être humanisé par le touché d’un amour et d’une présence qui l’ouvre mieux à la profondeur de son être et à un horizon existentiel meilleur.

Le livre de la Genèse est plein des cas de fraternité boiteuse : Jacob qui «achète» le droit d’aînesse de son frère Esaü (Gn 25, 29-34) et «vole» sa bénédiction auprès de leur père (Gn 27, 18-30) ; Joseph qui est vendu par ses frères comme esclave (Gn 37, 12-36) et devient plus tard leur sauveur en terre d’Égypte (Gn 46, 28-34). Ces récits bibliques, en montrant clairement la réalité de notre humanité parfois handicapée par nos perspectives égoïstes, nous aident à mieux comprendre la grandeur du chantier qu’est la construction d’une véritable fraternité. Il n’y a pas de fraternité sans le risque pris d’être le «gardien» de son frère : Où est ton frère ? (Gn 4, 9).

Cette exigence basique de la fraternité affirme clairement que nous ne pouvons pas exprimer notre humanité sans toutefois nous sentir aussi responsables de la vie de ceux avec qui nous vivons. Il faut donc risquer de ne pas vivre retourner uniquement vers soi-même dans un égocentrisme castreur, ce qui semble être la philosophie de vie de nos sociétés actuellement, risquer d’opter pour l’amour même quand on a toutes les raisons de s’éloigner de l’autre, risquer de toucher l’autre même lorsqu’il s’est vêtu d’une armure anti-tendresse. La fraternité est une nécessité vitale, un bien majeur qu’on ne peut pas s’en détourner ni se décourager de la construire sans mourir un peu dans notre humanité, dans notre capacité à devenir des personnes et non juste des êtres vivants.

Si la dégradation de nos relations humaines, le désespoir de nos sociétés sans horizons apercevables, et la lutte pour notre survie au détriment de la vie des autres, comme si l’on était sous la loi de la sélection naturelle de Mendel, ont contribué à ce que nous perdions de vue le sens du bien commun qui est, avant tout, l’humanité que nous partageons, nous devons, même avec le ventre vide et le cœur meurtris, prendre le risque de voir en l’autre un frère et non d’abord un adversaire, un concurrent, un obstacle, comme si l’air qu’il respirait réduisait le nôtre et nous mettait en péril. Opter pour la fraternité c’est fondamentalement assumer notre finitude et accepter que nous sommes tous en chemin et que personne n’arrivera sans l’autre. C’est pourquoi il est important, dans cet important chantier qu’est la fraternité, de revisiter trois lieux importants de sa construction pour assoir une meilleure fondation.

Du lien de sang à la fraternité : le socle familial

La plupart de nos langues et cultures africaines considère comme frères tous ceux qui ont un lien de sang, sans distinction de générations. C’est ainsi qu’il est quasi impossible de trouver dans les langues africaines l’équivalent des mots cousin(e), neveu/nièce. Cependant de nombreuses crises survenues dans les familles, se soldant parfois par un fratricide pour des raisons diverses, montrent bien que la fraternité, même au sein d’une famille, n’est pas un acquis, mais une réalité à construire au quotidien, même si le lien de sang peut être une base solide. De nos jours et de façon générale, la fracturation du tissu social se manifeste plus profondément dans la famille : des enfants qui tuent leurs parents et vice-versa, des frères qui ne se parlent pas et se promettent la mort, des petits fils qui déterrent et vendent les ossements de leurs grands-parents sans scrupule et tant d’autres réalités encore que nous ne saurions mentionner. Il faut donc que, ce qui  jusque-là était considéré comme un acquis soit désormais mis sur la table de l’éducation familiale.

Le lien de sang qui nous unit dans une famille est une base solide pour une fraternité éternelle, mais peut aussi être le tremplin de conflits infernaux lorsque l’harmonie familiale n’est pas bien assurée par les parents en collaboration avec leur progéniture. Ainsi, pour passer du simple lien de sang à la fraternité, au cœur d’une société mondiale fracturée comme la nôtre actuellement, trois dimensions d’une vie familiale doivent être consolidées : planifier/travailler ensemble, manger/prier ensemble et jouer/ se cultiver ensemble.

Au sein d’une famille, personne ne doit se sentir inutile ou mis à l’écart de sa construction : tous les membres détiennent en eux une portion de l’identité familiale et on ne parlerait plus de famille si un seul membre en était exclu ou ignoré. Dans nos familles modernes, la loi de la rentabilité matérielle règne parfois en maître : on est parce qu’on a. cette logique est un poison pour l’humanisation qui doit commencer en famille et ouvre les portes d’un fratricide silencieux, peint de marginalisation.

Le couple qui est à la base de la famille nucléaire doit inculquer au sein de sa famille le sens du grandir ensemble : tous contribuant au bien de tous comme expression visible d’un véritable amour. Pour ce faire, la famille doit commencer par planifier et travailler ensemble. Il ne s’agit pas ici d’être des exécutants d’une réalité déjà prédéfinie, mais de se bâtir une identité familiale, où chaque membre peut se décider, se choisir dans son identité inviolable, en choisissant sa famille et non en la subissant comme une réalité indépendante de lui. Reconnaitre que l’identité familiale et celle de chaque membre sont fruits d’une liberté et d’un choix implique que chaque membre doit être une présence importante à la table de la vie familiale. C’est pourquoi, les parents ne doivent pas manifester une préférence discriminatoire pour l’un ou l’autre de leurs enfants pour quelque raison que ce soit. Planifier ensemble est une invitation à dire ouvertement l’importance irremplaçable de tous dans la construction de la famille. Travailler ensemble aide à partir de nos différences pour bâtir l’unité par une contemplation active de la complémentarité : nul n’est plus que l’autre. Ce double exercice est un moteur efficace du dialogue en famille, qui permet de passer du lien du sang qui est indépendant de nous, pour une fraternité choisie et construite ensemble. L’autre n’est plus mon frère juste à cause des liens de parenté, mais parce que par lui et avec lui je me reçois comme humain : il devient alors le premier acteur/témoin de mon humanisation au quotidien.

Si cette première dimension ouvre au sens d’une communication efficace en famille et développe un meilleur accueil de l’autre comme frère, il est aussi évident qu’il nous expose au risque de l’incompréhension, de la critique et de l’exposition de nos limites et fragilités. Toutefois, il faut accepter de prendre ce risque pour qu’une véritable relation s’établisse : construire la fraternité c’est prendre le risque de découvrir, parfois avec amertume, ses imperfections et apprendre à s’accepter dans ses faiblesses. Cette découverte est un grand risque dans une société construite sur l’efficacité. De nombreux suicides dans des pays de grand développement, au sein de la classe moyenne et du patronat, en témoignent clairement. C’est pourquoi il faut, en plus de cette première dimension, prier et manger ensemble.

Dans de nombreux villages d’Afrique les familles partagent généralement leur repas autour du feu, annonçant ainsi de manière symbolique que nul ne peut être indifférent au feu de la présence de l’autre, mais aussi qu’ayant tous contribué à l’existence de ce feu de cuisson par notre travail, nous en partageons le fruit et sa chaleur ensemble. Il s’agit alors de partir du feu de cuisson pour réchauffer nos relations fraternelle, parfois dans un partage des grandes mémoires du passé, riches d’une certaine sagesse de vie[3]. Ainsi donc, en partageant le repas, on partage soi-même sa vie. Il faut donc apprendre à se laisser consommer voire consumer à la table de la communion fraternelle. Cette expérience est le lieu par excellence où notre fragilité et incomplétude ne sont plus perçues comme une entorse existentielle, mais comme un trésor qui établit les ponts relationnels avec les générations passées et actuelles, dans une logique d’être toujours en chemin, avec les autres, vers la perfection[4].

Cette expérience du manger ensemble, où nos vies sont interconnectées et interdépendantes, est une expression vive sur terre de la communion des saints. C’est dans ce sens que la liturgie du manger ensemble est toujours liée à celle de prier ensemble. Cette dernière nous évite de sombrer dans une communion fermée, circulaire, pour nous ouvrir à la transcendance du tout autre. Ainsi, prier ensemble c’est surtout apprendre à comprendre que notre finitude, nos imperfections peuvent côtoyer l’infini et la perfection divine. C’est comprendre que malgré nos divergences, chacun de nous détient en lui une portion de l’image de Dieu et que lui seul peut mieux nous orienter, c’est finalement comprendre que la fraternité part de la communion et débouche sur la communion par-delà les limites humaines.

Cette deuxième dimension contribue à une existence plus charitable et gratuite, où l’on apprend à devenir un espace de générosité pour l’autre : le repas partager nous invitant à devenir «pain rompu» pour les autres et la prière commune nous invitant à mieux nous accueillir et à nous convertir au toucher de l’amour divin et de la tendresse du frère. Ce toucher affectif nous renouvelant sans cesse à la vie, nous met forcement en mouvement vers une troisième dimension de plus grande gratuité : apprendre à jouer et à se cultiver ensemble.

Il n’y a pas de fraternité sans loisirs et là où on ne joue pas le crime se prépare. Une certaine complicité affective et un certain amour naît uniquement des loisirs vécus ensemble. De nos jours, le stress de la productivité et du gagne-pain quotidien a progressivement anéanti cette dimension du loisir dans les familles, laissant à chacun le soin de trouver comment se distraire, ce qui a intronisé le règne du virtuel. Or, la finalité du loisir n’est pas d’abord une relaxation individuelle, mais de construire ensemble un tissu de bon sentiment, de découvrir ensemble nos voies du bonheur et comment y parvenir ensemble. Ces moments de pure gratuité que sont les loisirs, non seulement nous permettent de nous débarrasser des fardeaux du quotidien, mais aussi nous donne de savourer la vie de famille différemment. On passe ainsi du lien de sang aux liens de bonheur, découvrant le frère comme étant un moteur important de notre bonheur et vice-versa. Il faut alors, pour grandir dans la fraternité, prendre le risque de donner de son temps pour les autres, d’apprendre des loisirs différents de nos loisirs préférés.

Ces différentes dimensions nous aident à comprendre que la famille n’est véritablement une école de fraternité et de fraternisation que si l’on apprend progressivement à rejoindre les autres dans leur unicité pour les ouvrir à des horizons divers. De ce fait, l’amour que l’on nourrit pour les siens transcende les liens de sang pour féconder en nous le rêve d’une société fraternelle. Sans cette ouverture à une fraternité sociale, nous risquons de vivre en circuit fermé dans un égoïsme avec notre famille comme le riche de la parabole du riche et de Lazare (cf. Lc 16, 19-31). Or, comme nous le rappelle Françoise Dolto, «l’humain (…) est un être de communication avec les autres et pas seulement avec les siens»[5]. Cette communication doit alors s’établir en nous, entre nous et avec tous les hommes, même celui que nous considérons comme un ennemi, car tant de fois, ce dernier c’est «celui qui est support de ce que je refoule le plus et que je ne veux pas reconnaitre en moi»[6]. Il n’y a donc pas de raisons pour freiner un élan de fraternité même au nom d’une protection du cercle familial.  C’est pourquoi, nous pouvons redire avec le franciscain Eloi Leclerc que «seul l’homme qui accepte de rejoindre d’autres êtres dans leur mouvement propre, non pour les retenir à soi, mais pour les aider à devenir un peu plus eux-mêmes, devient réellement père»[7], frère et ami. C’est dans cette perspective que s’ouvre pour nous le défi d’une fraternité au plan social.

Du jeu d’intérêt au jeu entre frères : l’explosion d’une fraternité sociale

De nos jours, il est unanime de reconnaître qu’il n’y a plus de vie sans ouverture au monde. Si cette conviction semble exprimer l’absolu d’une inter-connectivité des relations humaines au niveau mondial, il faut aussi dire que jamais l’on n’a expérimenté aussi fortement la solitude dans un monde si plein. Cette réalité d’interconnexion de nos vies, si elle semble nous rapprocher par le biais des réseaux sociaux, a fini par virtualiser progressivement nos relations humaines et rendre notre existence de plus en plus liquéfiée : «Les sentiments d’appartenance à la même humanité s’affaiblissent et le rêve de construire ensemble la justice ainsi que la paix semble être une utopie d’un autre temps»[8]. Par conséquent, le sens du bien commun s’assombri sous le nuage d’un modèle culturel unique, favorisé par l’économie mondiale[9] ; l’on se sent plus proche virtuellement mais on ne se sent pas frères[10]. Les intérêts individuels phagocytent la dimension communautaire de l’existence[11] : le jeu d’intérêt individuel lapide le sens de la fraternité universelle, qui devrait être la conséquence de ce modèle culturel unique, et nous plonge dans une solitude suicidaire. Il nous faut alors partir de ce jeu d’intérêt pour redécouvrir le jeu entre frères dans une richesse culturelle diversifiée.

Le jeu d’intérêt individuel, face à une mauvaise distribution des richesses en société, tue en nous le sens de la justice, du bien commun et de la paix. Ainsi, installés dans une logique de vie du «sauve qui peut», l’on évolue progressivement vers une guerre fratricide généralisée. Redécouvrir la place du frère dans un tel contexte ne peut se limiter aux simples communications via des connections numériques, car celles-ci ne suffisent pas ni pour construire des ponts ni pour unir l’humanité[12] : nous avons besoin de sentir l’odeur, le parfum qu’exhale la présence de l’autre. Il est donc important de nous débarrasser de cette sorte de masque social que nous portons pour nous sentir en paix, dans une indifférence totale à tout ce qui ne nous intéresse pas directement, même lorsque tout bouillonne en nous, pour oser la rencontre dans la vérité, prenant le risque d’être désarmé dans nos convictions et options par le simple regard ou sourire de l’autre.

En effet, peut-on vivre sainement sans cette rencontre avec les autres qui nous libère de l’esclavage et de l’illusion du virtuel ? Ce serait être profondément malade que de vivre comme une île inhabitée, sans être avec et pour les autres. Nous comprenons donc pourquoi notre société actuelle développe tant de maladies, malgré le progrès scientifique. Dans un tel contexte, guérir c’est «retrouver le goût des échanges qui font vivre, d’où qu’ils viennent»[13], c’est accepter de se donner, d’aimer et d’accueillir les autres dans un élan où l’autre illumine mon espérance et transforme mon regard. Tel est le chemin de libération de tout repli sur soi, qui nous dispose à construire une fraternité locale et universelle sur les bases d’une vraie rencontre entre personnes. Celle-ci impliquant naturellement la diversité et l’unicité de chaque être, exige qu’il faille abandonner l’illusion d’un modèle culturel unique, qui détruit l’estime de soi au profit d’un esclavage consumériste, et comprendre qu’«il n’y a pas pire aliénation que de faire l’expérience de ne pas avoir de racines, de n’appartenir à personne»[14]. Ceci dit, l’explosion d’une fraternité sociale commence par une prise de conscience d’avoir les mêmes racines et de partager une même histoire comme peuple : la plupart des conflits dans nos sociétés interroge profondément l’éducation à ce sens d’appartenance, ainsi que la fierté qui devrait en découler.

La richesse d’une société ne se trouve pas dans son essor économique, mais dans la sagesse que regorge sa diversité culturelle. Il est malheureux que l’on se soit laissé convaincre, dans des conflits d’intérêts, que l’émergence sociale découlerait de la destruction de toute différence. Ainsi, on a pu développer le tribalisme, le racisme et autres formes de discriminations dont l’unique but est de tuer l’autre pour mieux régner. Une société serait-elle alors le tombeau d’une uniformisation de l’existence ? Non. Sans altérité, il n’y a pas de société. Sans fraternité, il n’y a pas de peuple. Sans peuple, il n’y a pas de développement social. Peut-il alors avoir un développement personnel intégral sans développement social inclusif ?

Partir d’une base culturelle et historique commune pour construire une fraternité plus ouverte en société, c’est aussi accepter librement de n’être jamais complice actif ou passif de tout ce qui anéantit l’autre. Les nombreuses crises que nous connaissons actuellement dans le monde ont créés beaucoup de réfugiés et de sans-abris locaux. Il n’est pas rare que leur souffrance, donc probablement nous ne sommes pas la cause directe, nous laisse indifférents. Or, l’urgence d’une meilleure humanisation de soi, par une fraternité universelle réelle et non virtuelle, nous invite à pouvoir regarder tous les êtres, même celui que nous qualifions vulgairement de fou, comme un frère souffrant à qui nous devons apporter notre assistance. L’aveuglement volontaire devant la souffrance de l’autre est automatiquement une régression dangereuse en humanité. Si l’on pouvait reconnaitre en l’autre un frère sans, pour autant, mettre en avant la recherche d’un intérêt personnel, les violences cesseraient dans nos sociétés. Nous devons alors, dans un contexte de grand stress en quête de survie individuel, prendre le risque d’offrir de notre temps et de notre attention aux autres.

S’intéresser à ce qui concerne l’autre sans au préalable rechercher quelle est son origine dilate notre cœur et l’ouvre à un amour qui, progressivement, nous ouvre à la dimension du monde et nous consacre comme un patrimoine humain mondial. La question «où est ton frère ?» n’est pas juste une interrogation sur l’attention que nous portons à l’autre mais traduit indirectement une autre question, peut-être plus importante : où es-tu ? Car ne pas savoir où est son frère c’est ne pas se localiser soi-même dans l’existence.

En effet, comment ne pas entrer dans un vide existentiel lorsqu’on se considère comme une île ? Si Dieu dans le livre de la Genèse trouve, dans un processus de création, qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul (cf. Gn 2, 18), ce n’est pas juste pour une question matrimoniale où la femme serait une «aide» qui corresponde à l’homme. C’est clairement affirmer que nous demeurons dans un grand mutisme et une incompréhension de nous-mêmes sans la présence d’un être semblable : la verticalité relationnelle avec Dieu n’est réellement possible que par une horizontalité relationnelle où se trace notre unicité et se projette notre complémentarité. C’est devant Ève qu’Adam devient poète et identifie l’os de ses os et la chair de sa chair (cf. Gn 2, 23) : c’est en ce moment précis qu’il se comprend comme être de chair et d’os. Nous comprenons alors que le regard posé sur l’autre est toujours un regard sur soi-même car l’autre me parle de moi différemment. Nous comprenons alors clairement que «l’homme, par sa nature, est un être social, et, sans relation avec les autres, il ne peut ni vivre ni épanouir ses qualités»[15].

La vie humaine en société est une danse continuelle du paradoxe, dont le rythme est l’espérance et la rencontre avec l’autre sa mélodie. Une espérance peut naitre d’une projection de soi dans le futur, mais celle-ci n’a de racine que parce qu’elle suppose l’existence des autres et ne se fera un chemin qu’avec les autres. La fraternité est donc le plus grand trésor d’une existence humaine équilibrée et, sans elle, pouvons-nous réellement parler de vie sociale ?

L’explosion d’une fraternité sociale qui nous donne de découvrir en chaque personne, non seulement un semblable avec qui je partage mon quotidien, mais surtout un frère avec qui je peux jouer et me libérer du jeu d’intérêt, qui me réduit en humanité, doit être aussi ouverte à l’infini, gagnant ainsi une dimension universelle. Si nous partageons la même histoire nationale, malgré notre diversité culturelle, notre fraternité sociale nous dit qu’il existe une réalité différente et au-delà de la nôtre. C’est ainsi qu’une véritable rencontre fraternelle ne peut être un circuit fermé, mais constitue toujours une potentielle fenêtre ouverte sur l’éternité, une possibilité d’expérimenter dans le temps et l’espace présent l’ailleurs temps du paradis céleste. C’est pourquoi nous devons nous rendre frère de tout être humain, juste en pensant que nous venons tous du même Dieu-créateur : c’est le sens radical de la fraternité ecclésial, qui débouche sur un amour plus universel de tous les êtres humains, plus encore de toute la création.

Une fraternité sans frontière : la fraternité ecclésiale

Le cri poétique, voire extatique, d’Adam à la vue d’Êve, révèle qu’il y’a une connaissance de soi qu’on ne découvre qu’en présence d’un semblable différent : «Yahvé Dieu façonna une femme et l’emmena à l’homme. Alors celui-ci s’écria : pour le coup, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair !» (Gn 2, 22-23). Il faut remarquer qu’avant ce moment, Adam ne s’était jamais reconnu comme être de chair et d’os. Ce cri affirme non seulement une égalité de dignité humaine, mais laisse entreprendre aussi une différence, qui ne saurait être ontologique. Si l’homme nomme les autres créatures et domine la création par son intellection, il n’a une connaissance ontique de soi-même qu’en présence de son semblable. De ce fait, s’ouvre à tout être humain la possibilité de se sentir frère de tous ceux avec qui il partage la même humanité. Ainsi, il existe une connectivité naturelle et ontologique entre les êtres humains qui dépasse de loin la connexion virtuelle des réseaux sociaux : chacun peut vivre en soi-même ce qui touche son semblable. Nous dépassons ainsi le sens d’une compassion universelle, pour nous situer dans une communion/communication universelle de l’existence : nos vies sont ontologiquement interconnectées. «L’os de mes os» adamique ne saurait se limiter à l’os à côté de mes os, mais dans le sens le plus originel, tout ce qui touche l’os de mon semblable touche le mien directement (cf. Is 58, 7). Nous devons alors réveiller notre existence à cette réalité profonde : c’est ici que prend source la fraternité ecclésiale qui se veut protectrice de ce trésor inaliénable de l’humanité. Notre existence est profondément liée à celle des autres, non pas par notre appartenance à la même famille ou au même cercle sociologique, mais parce que nous avons, en Adam, le même os et la même chair. Nous sommes liés par l’humanité que nous partageons et, ainsi, nous devons nous faire le prochain de tous sans critère préalable (cf. Lc 10, 25-37)[16], car «nous avons été créés pour une plénitude qui n’est atteinte que dans l’amour»[17].

Cette réalité si profonde que parfois si inconnue par nous n’est pas possible sans un saut existentiel que seule la foi nous permet de réaliser. Ce dynamisme est bel et bien visible dans la révélation biblique. On passe progressivement, à cause d’une meilleure compréhension de la révélation divine, d’une fraternité familiale (cf. Gn 13, 8), vers une fraternité tribale (cf. 2 S 19, 13), ensuite d’appartenance au même peuple de l’alliance (cf. Dt 25, 3) pour parvenir à une fraternité basée sur la même foi (Ac 2, 29) et finalement cheminer vers une fraternité universelle manifestée par le bon samaritain (cf. Lc 10, 25-37). C’est dans cette ouverture à une fraternité universelle que nous pouvons comprendre la joie du psalmiste lorsqu’il s’exclame poétiquement : «Ah qu’il est bon, qu’il est doux pour des frères et sœurs de vivre ensemble et d’être unis!» (Ps 133, 1). On s’imagine donc combien le bonheur de l’être humain repose sur la dilatation universelle de son cœur dans une relation de fraternité marquée par le vivre ensemble et l’unité[18]. Alors, ce serait, dans la perspective chrétienne, un défaut d’être, que d’opter pour une fraternité bancale au nom d’un jeu d’intérêt, du pouvoir ou d’un conflit d’influence.

Reconnaitre, de la création à la rédemption par le Christ, que nous sommes tous frères, portant en nous des semences divines (cf. Gn 1, 26-27), c’est non seulement faire l’expérience que les autres sont ma propre chair (cf. Is 58, 7), mais plus encore qu’en chacun d’eux se trouve le Christ vivant (cf. Mt 25, 31-46). Ce mystère est si profond qu’une lecture profonde des mystères de l’Incarnation et de l’Eucharistie, ouvre nos yeux sur le fait que le Christ a pris notre chair à l’Incarnation pour être semblable à tout homme et que dans l’Eucharistie, il nous donne sa chair pour que nous devenions des «christs» au cœur du monde : l’eucharistie nous « christifie ». De ce fait, le chrétien, qui se sent à l’aise dans l’Église chaque fois qu’il y entre doit devenir un homme ou une femme-église, en qui toute personne peut trouver une place et se sentir bien. L’hospitalité devient alors le signe visible de cette fraternité ouverte sur l’infini et la communion eucharistique le gage d’une communion plus universelle.

Le simple fait que l’Église, comme espace d’intimité liturgique avec Dieu, soit ouverte à tous sans discrimination, implique que tous ceux qui y entrent doivent se sentir tous frères et fils du même père. C’est pourquoi, il serait contradictoire d’y entrer et de défendre en même temps un certain régionalisme génocidaire ou un tribalisme structurel. L’on devrait être capable de reconnaitre, même en celui que nous n’aimons pas naturellement, un frère ; de regarder ses faiblesses et chutes non pas comme une occasion de l’ensevelir, mais comme une opportunité de grandir ensemble en humanité.

La compréhension tridimensionnelle que nous venons de faire nous a mieux éclairé sur le vaste chantier qu’est la fraternité. Cependant, nous pouvons croire qu’elle est purement le fruit de nos efforts. La fraternité, même si elle est une réalité à construire, est d’abord un don à recevoir à genoux, car nul ne mérite un frère.

La fraternité : un don à recevoir

Toute fraternité suppose l’accueil de l’autre dans le strict respect de sa singularité. Cette singularité inviolable qu’est l’autre en même temps qu’elle me captive et me révèle la mienne, m’interroge profondément en affirmant ma propre finitude. Devant la profondeur d’un tel mystère qui nous invite sur l’autre rive, l’on comprend que l’autre est un don que nous ne pouvons que recevoir à genoux.

En effet, «l’autre, le prochain, l’être aimé, n’est-il pas un mystère inépuisable, toujours recommencé ?»[19], c’est de cette insaisissabilité de l’autre que se manifeste la fruition de toute relation humaine et, particulièrement, de la fraternité. L’autre ne devient pas mon frère parce que j’en ai décidé ainsi, mais surtout parce que j’ai été ouvert à l’accueillir comme tel. La base commune qu’est notre humanité étant un don inaliénable inscrit en nous depuis toujours, mais appelé à grandir par nos choix quotidiens, nous rend simultanément frères en humanité. Cependant, cette réalité qui nous est ontologiquement liée peut nous échapper si nous nous plongeons dans une existence égocentrique et égoïste. C’est pourquoi, il ne suffit pas de se contenter de croire qu’étant humains nous sommes tous des frères, du fait de notre origine commune en Dieu ; il faut pouvoir ouvrir les yeux pour réellement découvrir en l’autre le faisceau lumineux qui donne sens à notre existence. En effet, «tout sur terre semble arrangé pour que la suffisance et la solitude soient impossibles. Vous mettez deux souffrances ensemble : un foyer sans enfant et un enfant sans foyer et cela fait un bonheur»[20]. Cet exemple nous aide à comprendre que c’est un handicap que de regarder l’autre d’abord comme une source de problèmes ou bien à partir d’une loupe taillée à notre dimension.

Savoir accueillir le don de la fraternité c’est aussi se disposer à se mettre dans la peau de l’autre pour mieux le comprendre, mieux l’accueillir pour la source de possibilité qu’il est et, probablement, pour mieux le relever. Notre fraternité est parfois si boiteuse parce que nous regardons les autres à partir de nos principes et échelle de valeurs ; on ne voit pas l’autre, mais on cherche à se voir en lui : ce qui nous pousse à vivre plus une «cannibalisation» qu’une relation fraternelle ouverte à tous[21]. La tendance d’un regroupement par affinité étant grande, le risque de faire de la fraternité un prétexte pour assouvir ses propres besoins est élevé si celle-ci n’est pas d’abord perçue comme un don, qui dépasse les frontières de notre propre entendement et législation. L’autre ne peut pas être gérer par nos émotions si volatiles ni réduit à nos conceptions et jugements boiteux.

Le frère est fondamentalement un don de Dieu et, comme tel, capable d’infini. Sa finitude qui dit mieux la nôtre ne doit pas être une occasion de mépris, mais un appel à la transcendance[22]. La question «où est ton frère ?» nous rappelle aussi qu’il l’est devenu par une volonté qui transcende la nôtre et, par conséquent, si nous n’en sommes pas bien conscients, le fratricide frappe à notre porte.

Dans le contexte de la vie religieuse, lieu idéal pour une fraternité sans frontière, la période de «l’aspirantat», phase du premier contact entre l’aspirant et la famille religieuse, est une phase florissante si, au lieu d’être plongé dans le moule de l’institut religieux, l’aspirant est reçu comme un trésor à découvrir et une richesse pour la famille religieuse[23]. Si cet accueil n’est pas bien fait, le plus qu’est le nouveau frère s’évanouit dans l’homogénéité d’une fraternité monochromatique et commence alors l’engrenage d’un fratricide lointain[24]. Ce fratricide entrainera aussi la mort progressive de l’institut : c’est dire qu’on ne peut pas tuer l’autre sans mourir en soi-même.

Cependant, pour que l’autre soit chez lui chez nous, il faut un peu mourir à soi-même[25] et accepter qu’il se révèle tel qu’il est sans masque ni complaisance. Cette révélation, lorsqu’elle est vraie, nous démasque aussi et purifie nos fondements existentiels. C’est pourquoi, dans une perspective fraternelle de complémentarité, Stan Rougier nous dit qu’«il faudrait aimer les êtres dans la mesure même où nous les croyons incomplets. Les manques que nous déplorons chez les autres ne sont le plus souvent que la trace de notre absence. C’est pour eux que nous en sommes pourvus»[26].

Ainsi, la fraternité comme don à recevoir nous transporte d’un projet à bâtir vers l’amour, traduit par ce don. Sans cette dimension, l’on peut bien construire une fraternité, mais sur du sable. Cet amour qui offre à l’autre un espace de sécurité pour qu’il puisse devenir soi-même un espace de générosité favorise le don de soi. Ainsi, contempler l’autre dans ses limitations nous donne de parvenir, par ces chemins sinueux, vers son intimité la plus profonde et nous donne de méditer sur les nôtres au lieu de sombrer dans l’engrenage des condamnations : «nos propres infirmités nous interdisent à jamais de regarder notre frère comme un médiocre et un coupable»[27]. Cette conscience que seul nous donne l’amour reçu et offert nous montre qu’il n’y a pas de plénitude de vie dans l’isolation, mais plutôt dans le don de soi. La beauté de cette fraternité, marquée par l’amour, se trouve aussi dans la liberté qu’elle exhale comme d’un parfum précieux. Cette prose de Stan Rougier en livre le secret avec simplicité et profondeur :

«Il dépend de toi que je me donne ou que je me ferme,
Que je sois un piège ou une source…
N’approche pas sans respect,
Ne viens pas sans joie.
Nous passerons l’Éternité ensemble…
Si nous commencions dès maintenant !»[28]

La première rencontre avec l’autre doit être, dans le respect de l’intimité inviolable de chacun, le début d’une éternité vécu ensemble. C’est dans cette perspective que seul l’amour nous sauve de nous-mêmes et nous introduit dans un tourbillon recréateur où toute castration affective au nom d’une prévention ou d’un vœu n’est pas permise. Si l’autre est un don qu’il faut accueillir en attitude d’adoration, nous ne pouvons pas créer entre nous une stagnation où on se limite à l’essentiel, pour éviter toute guerre déclarée, même si on en développe une guerre froide. Nous devons, puisque «la vie est mouvement et changement continuelle» et qu’elle «apporte plaisir et peine alternés»[29], nous risquer sans cesse avec confiance, voyant en l’autre le berceau de notre épanouissement et de notre croissance, en dépit de ses limitations.

«Où est ton frère ?» ne serait-ce pas un rappel de la nécessaire et indispensable harmonie de vie qui doit régner entre tous les humains qui, sans distinction, ne sont en rien la source de leur propre existence, mais se reçoivent du Créateur ? La vie fraternelle dans une communauté religieuse, puisqu’elle doit être le reflet de la communion trinitaire, si elle se limite uniquement à une harmonie de vie autour de la mission, serait une véritable farce, voire l’arnaque du siècle, car elle réduirait l’être à ce qu’il offre et réalise pour le projet commun, alors qu’elle est présentée comme un berceau d’humanisation et de sanctification. Nous devons bien intérioriser le fait que «celui qui ne vit pas la gratuité fraternelle fait de son existence un commerce anxieux»[30] et la plupart des replis identitaires «traduisent en définitive cette incapacité de gratuité, l’erreur de croire qu’on peut se développer à côté de la ruine des autres»[31] et qu’en se fermant aux autres, qu’en se dressant contre les autres, on est mieux protégé et mieux situé. La logique du meilleur poste ou de la meilleure affectation sous le dos de la ruine des autres est une négation en soi de la vie religieuse et de la vie fraternelle. Seule la culture d’un accueil gratuit de l’autre et d’ouverture à une fraternité sans frontières peut avoir de l’avenir.

Nous comprenons que le nécessaire risque qu’est la fraternité est simultanément une réalité à construire et un don à recevoir. Ceci nous permet, malgré nos désagréments et visions différentes du monde et de la réalité, de pouvoir nous accueillir mutuellement dans le respect du sanctuaire qu’est toute personne humaine et de travailler ensemble pour un meilleur développement intégral de chacun[32], signe d’une fraternité consolidée. Ceci nous invite à une troisième dimension, qui nous permet de ne pas oublier le chemin fait ensemble ou de livrer notre fraternité en pâture aux bêtes féroces d’une globalisation monochromatique et a-fraternelle.

La fraternité : un trésor à conserver

Rien ne se conserve dans le temps sans amour et tendresse. Et, en ce qui concerne la fraternité, l’amour est le socle, le régulateur et le moteur d’une fraternité universelle qui se veut stable, et la tendresse, le chemin de cet amour qui se fait proche et se concrétise[33] dans la réalité historique et socio-culturelle de chaque générations. La fraternité n’est pas juste un patrimoine de l’humanité qui devrait être protégé par certains, mais elle est la meilleure expression de l’humanité, sa physionomie la plus originale que rien ne devrait adultérer ni supprimer. C’est pourquoi, ce bien commun pour subsister dans le temps et éviter que nous nous réduisions à une animalité, doit trouver dans l’Église sa gardienne et sa promotrice.

Cette primauté accordée à l’Église en rien ne disqualifie l’effort des autres institutions et personnes morales ou juridiques, ni ne prétend affirmer qu’elle est le modèle par excellence du vécu de la fraternité, car, même en son sein, on découvre des options et actions fondamentalement anti-fraternelles. Cependant, parce qu’elle n’est pas sa source originelle, mais qu’elle est fondée sur Dieu et vers lui seul doit orienter les hommes, avec pour modèle la communion trinitaire, elle sera toujours, tant qu’elle a le regard entièrement fixé sur le Créateur, garante d’une fraternité plus universelle et éternelle.

L’expérience de Pierre chez le centurion romain, Corneille, montre non seulement combien en Dieu nous reconnaissons mieux notre humanité commune, «Reste debout. Je ne suis qu’un homme, moi aussi» (Ac 10, 26). Plus encore, «Dieu ne fait pas de différence entre les hommes» (Ac 10, 34), nous signale l’égalité de dignité que nous avons devant Dieu et la possibilité d’une fraternité sans frontières, qui s’enracine en Dieu. De ce fait, le dépôt de la foi, qui n’est pas une propriété privée de l’Église, nous rappellera toujours que depuis la création, Dieu nous a fait semblables et que par la rédemption en Christ, il nous donne de lui être semblables.

Cette expérience de la fraternité impulsée par le Christ, trouve dans la métaphore du corps sa meilleure expression et dans l’Eucharistie son mémorial. En effet, comme nous le rappelle Saint Paul dans l’épitre aux Romains, «de même que notre corps en son unité possède plus d’un membre et que ces membres n’ont pas tous la même fonction, ainsi nous, à plusieurs, nous ne formons qu’un seul corps dans le Christ, étant, chacun pour sa part, membres les uns pour les autres» (Rm 12, 4-5). Dans cette perspective paulinienne, chaque fois que la communauté chrétienne se rassemble, elle conserve, annonce et défend une plus grande fraternité et communion entres les hommes. De cette manière, dans le Christ, même les ennemis sont désormais des frères qu’il faut aimer (cf. Lc 6, 27) et la charité doit s’étendre à toute l’humanité (cf. Rm 12, 14-17).

Cette fraternité annoncée trouve son vécu par excellence dans la célébration eucharistique (cf. Ac 2, 42-46), qui en est aussi son mémorial. En effet, si, par le mystère de l’Incarnation, Dieu prend notre chair humaine, par l’Eucharistie, nous recevons le «Corps de Dieu», non seulement pour lui être individuellement semblables, mais aussi et surtout collectivement : nous formons le corps du Christ en communiant à son Corps (cf. 1 Cor 10, 17). Par conséquent, comment célébrer l’eucharistie ensemble et combattre la fraternité ? L’eucharistie est le mémorial éternel de la fraternité universelle, qui nous rappelle chaque jour qu’en chaque homme se trouve un frère du Christ et le Christ lui-même.

L’eucharistie permet alors à l’Église, malgré les vicissitudes de chaque époque, d’être la garante toujours passionnée d’une fraternité sans limites. C’est pourquoi, elle ne doit jamais, au nom de quelques lois que ce soient, œuvrer pour la descension d’un être humain, son exclusion ou son anéantissement, car en le faisant, elle profanerait publiquement le corps du Christ et, par conséquent, cesserait d’être le «Corps du Christ». De ce fait, communier au corps du Christ, c’est aussi communier à la vie de chaque être humain sans distinction[34] et le saut qualitatif voire ontologique qui se réalise en nous par l’eucharistie, implique aussi que nous soyons des acteurs d’un saut qualitatif dans l’humanisation de tous : être chrétien c’est travailler à l’ascension de tous.

Cette exigence, pour être réelle et réaliste dans la spécificité de chaque contexte, doit trouver dans les communautés chrétiennes de base et dans chaque communauté religieuse sa meilleure expression.

La communauté de base doit être le lieu par excellence de l’incarnation du Christ et de son Église dans un contexte socio-culturel précis. Elle devient la réalisation concrète du mémorial de la fraternité universelle qu’est l’eucharistie, permettant à chacun d’être une personne à part entière, un frère avec qui  le dialogue s’établit, et non une victime inconsciente d’une globalisation deshumanisante[35].

La communauté religieuse, de par son ouverture naturelle à l’internationalité et à l’interculturalité doit être le berceau sans cesse florissant de cette fraternité au long des siècles. Ceci se réalise par la vie fraternelle en communauté, avec des frères qu’on n’a pas choisis, mais aussi par un dépassement de la mise en commun des biens, qui peut être facilement biaisée et réductrice de l’autre dans une dépendance aliénante, par une communauté des biens, selon ce modèle que nous inspire le Christ dans sa relation avec le Père : «tout ce qui est à moi est à toi, et ce qui est à toi est à moi» (Jn 17, 10). Ceci implique que le frère, malgré tout, est le bien majeur de la communauté, qui ne fructifie que par une oblation de soi à la table de la communion fraternelle. Cette nouvelle perspective, inspirée par le mystère eucharistique, affirme clairement qu’en chaque frère se trouve un trésor donc la splendeur dépend aussi des autres et qu’il est impossible d’être insignifiant. La fraternité ne se joue plus sur ce que chacun apporte à la table commune, mais s’enracine sur le trésor qu’est chacun à cette même table. La marginalisation devient alors une impossibilité et l’individualisme un cancer facilement guérissable.

Nous nous rendons à l’évidence, au terme de cette réflexion, que la fraternité est un risque incontournable si l’on ne veut pas demeurer dans un analphabétisme affectif et relationnel. La grammaire de l’existence humaine proprement dite ne s’apprend que dans une ouverture à une fraternité toujours plus universelle. La question «où est ton frère ?», qui semble plus embarrassante encore dans une société consumériste, comme la nôtre, aux relations liquéfiées, nous renvoie à notre propre identité comme personne ; elle nous situe à la frontière existentielle entre l’humanisation et l’animalisation. Entrer dans l’univers de la fraternité c’est comme prendre le risque de faire une route inconnue sans GPS, de se retrouver dans une forêt vierge où seul le parfum des plantes, les chemins tracés par d’autres et l’horizon vous orientent. On ne peut donc pas se remplir de préjugés envers les autres sans se rendre handicapé dans la relation. Notre regard posé sur les autres détermine partiellement la qualité du don de soi et de l’accueil du trésor qu’ils sont pour notre propre croissance. C’est pourquoi, il ne faut pas considérer la fraternité comme une réalité acquise : il faut la construire, parfois avec des «sueurs de sang», qu’exige l’inviolabilité de l’autre ; il faut l’accueillir comme un don de Dieu, mais aussi il faut la conserver comme un trésor, devant les nombreux assauts de l’individualisme et du repli identitaire.

Nous devons alors, par-delà de nos peurs et appréhensions de l’inconnu, nous éduquer à une culture de la rencontre, qui ouvre les portes pour une ascension humaine intégrale de tous dans le respect de la singularité de chacun. En se refusant de voir en l’autre un obstacle à notre «douce tranquillité égoïste»[36], nous optons pour l’amour qui dilate notre cœur et ouvre nos yeux pour reconnaitre en chacun le trésor qu’il est à la table de la communion fraternelle. Ainsi, chaque rencontre devient une opportunité d’humanisation, une chance d’être toujours plus soi-même et le germe d’une fraternité sans frontière, marquée par une véritable «amitié sociale».

La question de Dieu, «où est ton frère ?» (Gn 4, 9), ne peut donc plus se limiter uniquement à une invitation à vaincre l’indifférence, mais est le début de tout un itinéraire humain intérieur, qui nous plonge aux sources mêmes de notre existence comme personne. Vivre la fraternité, dans cette perspective, c’est se localiser soi-même dans l’existence et dans le monde ; c’est apprendre à faire chemin avec l’autre, en permettant qu’il devienne un espace de générosité pour le monde, mais c’est aussi prendre le risque de faire ce chemin en portant ses chaussures pour mieux l’accueillir et cerner sa réalité. La fraternité nous plonge au cœur même d’une unité différentielle entre les êtres humains et nous permet de capter, même à des milliers de kilomètres, le parfum d’une existence qui se constitue peu à peu patrimoine de l’humanité. Il est donc urgent que nous mettons fin à nos nombreuses guerres intestines, fondées sur un égoïsme dévastateur qui nous dégrade pour entrer dans le mouvement de la fraternité sans ambages ni manipulation. L’avenir de l’humanité et du cosmos dépend profondément de la tendresse, comme geste créateur, qui est le miel pur d’une fraternité bien vécue et sans cesse ouverte sur l’éternité, dans une tension permanente et salutaire vers l’infini.

Il faut donc, non seulement apprendre à faire le chemin avec les autres, mais, surtout, se faire chemin pour les autres : c’est en cela que se mesure l’intensité d’une existence profondément humaine, saine et sainte. La question «où est ton frère ?», revient alors à nous demander quel chemin sommes-nous ou suis-je pour les autres ? Un chemin glissant ou un chemin rassurant, qui conduit au salut ?

 


BIBLIOGRAPHIE

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[1] Cf. FRANÇOIS (Pape), Fratelli tutti, Liberia Editrice Vaticana, Roma, 2020, nº 24-29.

[2] DOLTO, F., SÉVÉRIN, G., La foi au risque de la psychanalyse, Éditions Points, Paris, 1983, 34-35.

[3] Cf. TCHOUNGUI, T. B., «Le récit comme lieu de transmission des valeurs morales», in Annales de l’École Théologique Saint Cyprien, 44 (2020), 133.

[4] Cf. FRANÇOIS (Pape), Discours lors de la rencontre œcuménique avec les jeunes, Skopje – Macédoine du Nord, 7 mai 2019. Disponible dans L’Osservatore Romano, édition en langue française, 14 mai 2019, 12. Le Pape y rappelle aux jeunes qu’il est important de rêver ensemble.

[5] DOLTO, F., SÉVÉRIN, G., La foi au risque de la psychanalyse, 121.

[6] Ibidem, 123.

[7] LECLERC E., Exil et tendresse, Éditions Franciscaines, 1962, 205.

[8] FRANÇOIS (Pape), Fratelli tutti, nº 30.

[9] Cf. FRANÇOIS (Pape), Fratelli tutti, nº 12.

[10] Le Pape François le dit clairement en ces termes : «nous nous sommes gavés de connexions et nous avons perdu le goût de la fraternité» (Fratelli tutti, nº 33).

[11] Cf. BENOÎT XVI, Caritas in veritate, Liberia Editrice Vaticana, Roma, 2009, nº 19.

[12] Cf. FRANÇOIS (Pape), Fratelli tutti,  nº 43.

[13] DOLTO, F., SÉVÉRIN, G., La foi au risque de la psychanalyse, 73.

[14] FRANÇOIS (Pape), Fratelli tutti,  nº 53.

[15] CONCILE VATICAN II, Constitution pastorale : l’Église dans le monde de ce temps, édition intégrale définitive, préface de Giuseppe Alberigo et traduction de Raymond Winling, Cerf, Paris, 2012, nº12.

[16] La parabole du bon samaritain est une narration exemplaire de cette fraternité sans frontière.

[17] FRANÇOIS (Pape), Fratelli tutti,  nº 68.

[18] Cf. ROBERT S., « Le bonheur de la fraternité », in DEMOUSTIER A., (dir.), La fraternité : Fondement et provocation pour la vie religieuse et la société, Éditions Média Sèvres, Paris, 1996, 53-64.

[19] ROUGIER S., L’avenir est à la tendresse, Éditions Salvator, Mulhouse, 1994, 13e éd., 19.

[20] ROUGIER S., L’avenir est à la tendresse, 19.

[21] Cf. FRANÇOIS (Pape), Fratelli tutti,  nº 94.

[22] Cf. FRANÇOIS (Pape), Discours aux autorités, Sarajevo – Bosnie-Herzégovine, 6 Juin 2015, in L’Osservatore Romano, édition en langue française, 11 juin 2015, 4.

[23] Cf. FRANÇOIS (Pape), Fratelli tutti,  nº 134.

[24] Cf. FRANÇOIS (Pape), Discours aux jeunes, Tokyo-Japon, 25 novembre 2019, in L’Osservatore Romano, édition en langue française du 3 décembre 2019, 10.

[25] Cf. JEAN-PAUL II, Vita consecrata, 23 mai 1996, nº 22.

[26] ROUGIER S., L’avenir est à la tendresse, 21.

[27] Ibidem, 24.

[28] Ibidem, 55.

[29] DOLTO, F., SÉVÉRIN, G., La foi au risque de la psychanalyse, 86.

[30] FRANÇOIS (Pape), Fratelli tutti,  nº 140.

[31] FRANÇOIS (Pape), Fratelli tutti,  nº 141.

[32] Cf. FRANÇOIS (Pape), Christus vivit, 25 mars 2019, nº 93.

[33] Cf. FRANÇOIS (Pape), Fratelli tutti,  nº 194.

[34] Cf. SCHILLEBEECKX, E., The Eucharist, translated by N. D. Smith, Sheed and Ward editions, 2nd edition,  London, 1977, 100-101.

[35] Cf. BOFF, L., Ecclesio-genesis: the base communities reinvent the church, translated from the Portuguese by Robert R. Barr, Collins Edition, London, 1986, 1-6.

[36] FRANÇOIS (Pape), Fratelli tutti,  nº 222.

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